I. Genèse et développement historique

1. Le Fondateur et le Cercle Intérieur : Aetius Cœlestis
Au cœur de la fondation de la Fraternitas Sanctuarii se trouve une figure dont la biographie même est un enseignement : un noble bavarois et ancien archiviste de la cour, connu au sein de l'Ordre sous le pseudonyme d'Aetius Cœlestis. Ce personnage est une synthèse inspirée de la vie de Karl von Eckartshausen lui-même : un juriste, philosophe, mystique et, fait capital, un ancien membre des Illuminés de Bavière sous le nom d'Aetilius Regulus.
La genèse de la F.S. ne peut être comprise sans saisir la profonde désillusion de son fondateur. Aetius Cœlestis, après avoir rejoint les Illuminés, fut rapidement consterné par leur postulat fondamental : que la perfection de l'homme et de la société pouvait être atteinte par la seule lumière de la raison humaine. Pour lui, cette approche, en rejetant la transcendance et en niant la nécessité d'une révélation divine, menait à une impasse spirituelle. Il y voyait une science qui se contentait d'analyser la "croûte du réel" tout en ignorant "l'océan qui coule en dessous". Ainsi, le retrait d'Aetius de l'Ordre de Weishaupt ne fut pas un acte de dissidence politique, mais une correction théologique. Il cherchait une voie qui ne force pas à choisir entre la foi et la science, mais qui les intègre dans une "physique supérieure".
Vers la fin du XVIIIe siècle, entre 1790 et 1803, Aetius rassembla autour de lui à Munich un cercle restreint d'individus partageant sa quête. Il ne s'agissait pas de conspirateurs, mais d'érudits, de théosophes, d'alchimistes et de mystiques déçus par d'autres ordres. C'étaient des "hommes de désir", pour reprendre une expression chère au martinisme , aspirant à la voie de la régénération complète, ou palingenèse. Cette période fondatrice fut marquée par une intense correspondance avec d'autres cercles ésotériques en Europe, notamment en Suisse et en Russie, reflétant le propre réseau étendu d'Eckartshausen.
2. La Communauté invisible en un âge de bouleversements
La Fraternitas Sanctuarii tira une leçon cruciale de la chute des Illuminés de Bavière : pour survivre et accomplir son œuvre, elle devait rester authentiquement secrète et résolument apolitique. Son expansion ne se fit pas par des campagnes de recrutement, mais par affinité spirituelle, attirant silencieusement ceux qui étaient déjà intérieurement préparés. Elle s'efforça d'incarner la "communauté de la lumière... dispersée à travers le monde, mais gouvernée par une vérité et unie par un esprit", telle que décrite par Eckartshausen.
Durant les tumultes des guerres napoléoniennes, la Fraternité se propagea discrètement au sein des réseaux intellectuels et aristocratiques en Allemagne, en Suisse et jusqu'en Russie, terres où l'œuvre d'Eckartshausen connaissait une grande résonance. Elle offrit un sanctuaire spirituel à ceux que les violences et les idéologies totalisantes de l'époque avaient aliénés, leur proposant une voie de transformation intérieure à l'abri des révolutions extérieures.
Vis-à-vis des autres courants ésotériques, la F.S. adopta une posture d' "observation fraternelle". Elle reconnaissait dans le Martinisme et la Rose-Croix des expressions partielles de la vérité primordiale, la philosophia perennis. Cependant, elle considérait sa propre doctrine comme offrant une voie plus directe et christo-centrique vers l'Église Intérieure. Elle critiquait la théâtralité de certains hauts grades maçonniques et la théurgie potentiellement périlleuse de l'école de Martinès de Pasqually , lui préférant la "voie cardiaque" de Louis-Claude de Saint-Martin, mais fortifiée par la rigueur intellectuelle et la christologie d'Eckartshausen.